Sur le sujet de l’impact du recours à des matériaux de réemploi sur la garantie décennale, on lit essentiellement la prose des assureurs, qui invoquent des risques de limitation voire d’exclusion de garantie pour des motifs divers et variés.
Mais que disent les juridictions françaises ?
Le sujet n’est pas nouveau et le recours à des matériaux de récupération et d’occasion n’a rien d’innovant contrairement à ce qu’on entend souvent. À ce titre, des décisions ont déjà été rendues sur le sujet, et certaines récemment.
Je vous propose de découvrir ci-après l’état de la jurisprudence sur la question pour mieux appréhender les risques juridiques sur les opérations en 2024 et au-delà !
En résumé, voici les enseignements à retenir :
- Pour le MOA : le recours à des matériaux de réemploi n’est pas de nature à réduire son droit à la réparation intégral de son préjudice, et il n’y a pas d’immixtion fautive au motif qu’il aurait sollicité du réemploi ou fourni des matériaux ;
- La responsabilité de la MOE et de l’entreprise de travaux est généralement retenue, et à ce titre, ils ont le droit de refuser le recours aux matériaux de réemploi ;
- Lorsqu’il s’agit d’éléments susceptibles de compromettre la solidité de l’ouvrage (éléments de structure), il appartient au MOE de préconiser des études pour confirmer l’aptitude et l’adéquation du matériaux à son usage, et à toutes les entreprises amenées à intervenir dans la pose de solliciter la réalisation d’une étude de solidité de la structure ou à défaut de refuser les travaux ;
- Il n’y a pas d’exclusion ou de limitation de garantie assurantielle en l’état de la jurisprudence lorsque le sinistre décennal est imputable à des matériaux de réemploi ;
- Les travaux de reprise pour réparer les dommages causés peuvent impliquer la pose de matériaux neufs alors même que les travaux à l’origine des désordres prévoyaient des matériaux d’occasion ;
- Les chaînes de responsabilités peuvent rendre le fournisseur des matériaux responsable in fine du sinistre et tenu de régler les travaux de reprise en lieu et place des constructeurs.
1° CA, Limoges, Ch. Civ. 4 mai 2023, n° 22/00358 – Ce n’est pas parce que le maître d’ouvrage a validé le recours à des équipements d’occasion que son droit à réparation est réduit en cas de sinistre.
Les faits : Une entreprise est chargée de la réalisation d’une salle de traite (installation composée d’appareils divers, dont plusieurs des éléments sont intégrés au bâti existant de manière indissociable). Or des défaillances sont apparues dans le fonctionnement de l’ouvrage dans les jours qui ont suivi sa mise en service.
Les défaillances tiennent notamment au recours à des pièces d’occasion (dont le bon fonctionnement a été qualifié par l’expert d’ « hasardeux »).
Les leçons de l’affaire : Le juge retient qu’au vu des désordres et dysfonctionnements constatés, la salle de traite était impropre à sa destination et donc que l’entreprise de travaux était tenue de plein droit à réparation sur le fondement de sa garantie décennale (pas de maîtrise d’œuvre dans cette affaire).
Le juge considère surtout que : « le recours à des appareils (et pièces) d’occasion n’est pas de nature à priver le maître d’ouvrage de son droit à la réparation intégrale de son préjudice matériel », et que dans ce cadre la reprise des désordres peut même impliquer le remplacement intégral des installations par des matériels neufs.
✅Le juge confirme également que l’assureur de l’entreprise de travaux est bien tenu à garantie.
2° CA Paris, Pôle 4 Ch. 5, 22 février 2023, n° 18/28211 – Ce n’est pas parce que le MOA a contractualisé du réemploi in situ que les constructeurs peuvent réemployer des matériaux en mauvais état et s’exonérer des désordres qui en découlent !
Les faits :
Dans le cadre d’une vente en l’état futur d’achèvement, une SCI a rénové et transformé un ancien haras en immeuble de 34 logements. La MOA est accompagnée dans ce cadre d’une maîtrise d’œuvre et d’une entreprise générale de travaux.
La notice descriptive des prestations prévues dans le cadre du programme de vente (remise aux futurs acheteurs) prévoyait s’agissant de la toiture sa révision complète avec réemploi des tuiles existantes.
Des désordres suivants sont apparus rapidement à la suite des travaux : des écoulements humides constatés sous les tuiles abîmées.
Les leçons de l’affaire
Le fait que la notice descriptive prévoit « la révision complète de la toiture existante avec réemploi des tuiles existantes » ne dispense aucunement les constructeurs de les nettoyer et au besoin de les remplacer compte tenu de leur mauvais état.
La SCI vendeuse, la maîtrise d’œuvre et l’entreprise de travaux (chacun au prorata des fautes commises) sont condamnés à la réfection intégrale de la toiture avec emploi de tuiles nouvelles.
Les acheteurs dans ce cadre ont bien droit au remplacement des tuiles défaillantes par des tuiles neuves.
✅ Le juge confirme également que les assureurs des constructeurs (SCI, architecte et entreprise de travaux) sont bien tenus à garantie.
3° CA Angers, Ch.civ, 24 avril 2018, n° 16/00144 – Réemploi des éléments de structure : la MOE et les entreprises de travaux doivent solliciter la réalisation d’une étude de solidité de la structure ou refuser la mise en œuvre.
Les faits :
Des particuliers ont confié à un architecte la restructuration en gîte de leur maison, avec création de cinq chambres d’hôtes. Plusieurs entreprises sont ensuite intervenues dans le cadre des travaux (lots métiers).
Neuf ans après la réception des travaux, les propriétaires ont constaté un affaissement de la poutre maîtresse supportant le plancher haut de la salle à manger, dont la structure porteuse était constituée d’une poutre maîtresse et de solives en chêne. Il s’avère que cette poutre en chêne était un matériau de réemploi qui accusait « une déformée ».
Les leçons de l’affaire :
L’expert a relevé que la déformée de la poutre avait été placée vers le haut ce qui constituait une erreur technique de l’entreprise de maçonnerie.
Le juge retient à ce titre la responsabilité de cette entreprise et celle du maître d’œuvre, pour les motifs qui suivent :
- La responsabilité de l’entreprise de maçonnerie « ne fait aucun doute. C’est elle qui l’a posée à l’envers de ce qui aurait été opportun de faire. Elle a accepté de poser une poutre déformée alors qu’elle constitue la pièce maîtresse du plancher haut du rez de chaussée et ceci sans se préoccuper de la charge que représentait le plancher du premier étage. Elle n’a fait établir aucune étude de solidité de la structure et n’a pas demandé à l’architecte d’y faire procéder. »
- « Dès lors qu’il a été fait le choix d’utiliser des pièces de bois de réemploi, le maître d’oeuvre devait redoubler de vigilance. Or, il n’a pas fait réaliser d’étude de solidité de structure ni exigé de l’entreprise qu’elle ait recours à un bureau d’études. Bien plus, il n’a fait aucune réserve lors de la pose de la poutre maîtresse alors qu’il ne pouvait ignorer les risques majorés encourus au regard des spécificités de la pièce de bois déformée qui était employée et de sa pose avec partie déformée tournée vers le haut. »
On notera que le juge retient également la responsabilité du charpentier qui n’avait réalisé que la pose de solives sans fourniture pour solivage du plafond rez de chaussée, pour les motifs suivants : « en sa qualité de professionnel, (il) n’aurait pas dû accepter d’intervenir sur la structure du plancher et poser les solives avec une poutre maîtresse posée avec une ‘déformée’ vers le haut et sans étude d’un BET ».
✅ Le juge ne retient aucune des demandes de non-garantie ou de réduction de garantie des assureurs des constructeurs.
4° CA Aix en Provence, 3 juillet 2014, n° 13/07544 – Ce n’est pas parce qu’un maître d’ouvrage sollicite des travaux incluant du réemploi qu’il prend la responsabilité de l’ouvrage – Il appartient aux constructeurs de le mettre en garde ou de refuser les travaux s’ils induisent des risques de désordre.
Les faits :
Une société exploitant une activité viticole a entrepris la construction d’une cave. Un an après l’achèvement des travaux, elle constate notamment un affaissement de la dalle devant le bâtiment, qui permet aux engins d’accéder au hall de réception des raisins.
L’expert constate que l’affaissement est dû à un tassement des remblais mis en œuvre contre le bâtiment au motif d’un compactage insuffisamment réalisé avec des matériaux de réemploi.
En l’occurrence les travaux sur les remblais avaient été exécutés par une première société chargée du lot « VRD Terrassement », conformément au CCTP qui prévoyait de remblayer avec les matériaux du site. N’ayant pas eu connaissance de la future réalisation d’une dalle après ces travaux, elle n’avait pas pris les précautions de compactage qu’elle aurait pu prendre si elle avait eu connaissance de la fonction du remblai.
Les travaux de construction de la dalle qui n’étaient pas prévus initialement et ne faisaient donc pas partie de la mission de maîtrise d’œuvre de l’architecte, avaient été ensuite réalisés par une entreprise de maçonnerie-gros œuvre.
Les leçons de l’affaire :
Le juge constate qu’il s’agit bien d’un désordre de nature décennale rendant l’ouvrage impropre à sa destination.
Il écarte la responsabilité de l’entreprise ayant réalisé les remblais avec les matériaux de réemploi conformément au CCTP et qui n’avait pas connaissance de sa fonction ultérieure.
Il retient en revanche logiquement la responsabilité de l’entreprise ayant construit la dalle, mais aussi celle de l’architecte au motif que bien qu’elle ne fît pas partie de la mission du maître d’œuvre, l’architecte avait mentionné ces travaux dans ses comptes-rendus de chantier et visé la facture sur laquelle figurait le prix de la dalle, et qu’il était donc bel et bien intervenu dans la réalisation de cette dalle.
Surtout, le juge rejette l’argumentation du maître d’œuvre qui tentait de faire valoir pour s’exonérer de sa propre responsabilité que le maître de l’ouvrage se serait immiscé dans l’acte de construire.
Le juge écarte très clairement toute immixtion fautive du maître d’ouvrage :
« Si le maître de l’ouvrage a commandé à l’ [entreprise de travaux] la réalisation de cette dalle, tant [entreprise de travaux] que [le maître d’œuvre] qui n’ignorait pas cette commande et sa réalisation ne se sont pas opposés à cette commande et n’ont pas mis en garde le maître de l’ouvrage contre le risque d’une telle réalisation sur un compactage inadéquat [le maître d’œuvre] n’était pas sans connaître et sur lequel [entreprise de travaux] aurait dû se renseigner mais qu’elle a au contraire accepté. »
💡Dans le même sens, voir l’arrêt plus ancien C. cass., 3° Civ., 7 mars 1990, 88-14866 : Le vice d’un matériau fourni par le maître de l’ouvrage dont il n’est pas établi qu’il était notoirement compétent en cette matière (qu’il ne pas dispose pas de compétences techniques spécifiques dans ce domaine), ne constitue pas en lui-même une cause étrangère exonératoire pour les constructeurs, même si ce vice n’était pas normalement décelable à l’époque de la construction.
✅ La décision ne prononce aucune non-garantie ou de réduction de garantie des assureurs des constructeurs au motif que des matériaux de réemploi sont impliqués dans le sinistre.
5° CA Bordeaux, 2ème Civ. 6 février 2020, n° 17/01324 – Matériaux d’occasion contaminés et chaîne de responsabilités : de la garantie décennale des constructeurs à la responsabilité pleine du fournisseur des matériaux affectés d’un vice caché
Les faits :
Une société a créé un espace touristique (ayant logiquement vocation à recevoir du public), comportant un restaurant, un magasin et des ateliers d’œnologie.
Des traverses de chemin de fer d’occasion ont été utilisées pour les aménagements extérieurs, et les experts ont pu constater qu’elles dégageaient une odeur forte particulièrement désagréable, avec un goudron de surface collant aux chaussures et générant des salissures à l’intérieur des bâtiments, désordres révélés avec le temps et non à la pose.
Des analyses réalisées à la demande les experts ont ensuite démontré que préalablement et pendant leur période d’utilisation, les traverses de chemin de fer avaient connu divers traitements, particulièrement à la créosote (produit hautement cancérigène, classé déchet industriel dangereux).
Au regard de la législation applicable, dont notamment un arrêté du 7 août 1997, ces traverses créosotées d’occasion pouvaient être mises sur le marché, vendues et mises en œuvre sur le chantier, à condition toutefois que les personnes n’aient aucun contact cutané ou par inhalation avec ce matériau. Leur utilisation est à ce titre interdite dans les parcs, jardins, ou autres lieux récréatifs accueillant du public.
Les leçons de l’affaire – Démonstration d’une chaîne de responsabilité en cascade :
Dans le cadre d’une première procédure : le juge a considéré logiquement que l’ouvrage était impropre à sa destination et que la garantie décennale est due au titre du partage de responsabilité suivant :
- 80 % pour l’architecte (et son assureur) pour avoir opté pour des traverses de réemploi, inadaptées à l’usage qui devait en être fait, ce qui relève tout à la fois d’un défaut de conception et d’un manquement à l’obligation de conseil ;
- Et de 20 % pour l’entreprise générale (et son assureur) pour ne pas s’être assurée de la conformité des traverses litigieuses à l’arrêté du 7 août 1997 qui en restreint considérablement l’usage compte tenu des traitements chimiques qu’elles avaient subis et de la haute toxicité des produits qui les composaient.
💡Dans ce cadre, il n’y a pas eu d’exclusion ou de réduction de garantie due par les assureurs au motif que des matériaux de réemploi étaient impliqués dans le sinistre.
En parallèle, l’architecte et l’entreprise générale ont initié une seconde procédure, cette fois-ci contre le sous-traitant de l’entreprise générale qui était chargé de la pose et de la fourniture des traverses, et contre le fournisseur de ces matériaux d’occasion.
Objectif : démontrer que les condamnations prononcées contre eux au titre de la garantie décennale ont pour origine une faute commise par ces deux sociétés qui ont fournis les traverses polluées en ne respectant pas la réglementation applicable.
Le juge fait droit aux demandes de l’architecte et de l’entreprise générale :
1° D’abord, il condamne in solidum le sous-traitant et le fournisseur des matériaux à garantir l’architecte et l’entreprise générale de toutes les condamnations prononcées contre eux au titre du dommage résultant des traverses pour les motifs suivants :
🔎Responsabilité du sous-traitant – Obligation de résultat
En l’occurrence, c’est la société à qui l’entreprise générale avait sous-traité la fourniture et la pose des traverses de chemins de fer de réemploi qui est responsable puisque « au regard du devis produit elle s’était vue engagée à effectuer en traverses usagées un aménagement pour les piétons, se devait de fournir des matériaux dans le respect des exigences de l’usage et de la réglementation applicable, ce qu’elle n’a pas fait. ».
🔎Responsabilité du fournisseur – Vices cachés
La présence de créosote est un vice, antérieur à la vente, qui rendait impropres les traverses dans leur nouvel usage en tant qu’éléments de construction, alors même que la destination de ces traverses était connue de la société fournisseur.
2° Ensuite, il condamne la société fournisseur des matériaux et son assureur à garantir l’entreprise sous-traitante de l’ensemble des condamnations prononcées contre elle, au motif que : ce fournisseur n’a pas informé sa cliente, l’entreprise sous-traitante, des traitements antérieurs des traverses livrées ni pleinement des risques à utiliser ces traverses-là. Au regard de sa qualité de professionnelle, spécialiste du recyclage des anciennes traverses et par suite de sa connaissance présumée des vices pouvant entacher les matériaux vendus, le juge a donc retenu la responsabilité finale de la société fournisseur.
⚠️ On espère que cette affaire éclairera les acteurs du réemploi sur pourquoi il est fortement déconseillé de réemployer des matériaux contaminés, peu importe qu’un traitement soit théoriquement prévu. Sur les risques du point de vue du droit des déchets et du droit du travail d’avoir recours à des matériaux de réemploi contaminés, voir également l’article Plomb et réemploi – Quels risques ?
⚠️ Cette décision rappelle également :
- que la vente de matériaux de réemploi induit des risques juridiques importants, et que la rédaction d’un contrat adapté est indispensable pour les limiter, voir sur ce point notamment l’article Quelle responsabilité en cas de vente de matériaux de construction issus du réemploi ?
- que pour les revendeurs professionnels de matériaux de réemploi, la couverture assurantielle est nécessaire.
À propos de l’autrice :
Elisabeth Gelot est avocate chez SKOV Avocats. Elle intervient en droit de l’environnement et plus particulièrement en matière d’économie circulaire.