Du réemploi au « réusage » : l’évolution des pratiques architecturales

Résumé

Dans le cadre de ma thèse intitulée « Les déchets du BTP comme ressource vers une nouvelle pratique : opportunité de projets négociés entre transition écologique, faisabilité opérationnelle et pérennité du processus », je questionne par le biais de cet article les actions de prévention des déchets du BTP. En France, si ces pratiques sont juridiquement réduites au seul réemploi, dans la pratique, elles sont néanmoins multiples. De ce fait, l’ambiguïté des définitions du réemploi  entre son sens juridique et la réalité des pratiques, m’amène à introduire la notion de « réusage » : un concept opératoire résultant de ma recherche doctorale. Ce concept, qui tend à faire évoluer la pratique du métier d’architecte et les méthodes de conception architecturale et urbaine,  est en train d’être testé en alliant recherche fondamentale et recherche action dans le cadre de ma thèse CIFRE. Du réemploi au « réusage », j’interroge les pratiques du métier d’architecte vers une pensée du projet par et pour la ressource.

Mots-clés : déchets du BTP, prévention, ressources, réemploi, « réusage », pratiques architecturales

Au regard des définitions de l’article  L 541-1-1 du code de l’environnement, le statut de « déchet » d’un matériau, résulte de l’action, de l’intention ou de l’obligation de son « détenteur » de s’en débarrasser, et conditionne le passage d’une opération de prévention1 par le réemploi à une opération de gestion des déchets2 par la réutilisation, le recyclage, la valorisation ou l’élimination3. Le réemploi est le seul moyen d’éviter ce statut et de prévenir la production des déchets. En revanche, il est limité du fait qu’il concerne uniquement les matériaux et les produits utilisés pour « un usage identique à celui pour lequel ils avaient été conçus »4. La réutilisation5, quant à elle, concerne le détournement d’usage des « déchets » au sens de la législation. 

I- Le réemploi : de la définition légale au sens induit par l’usage

Limiter le réemploi, seule opération de prévention des déchets, à l’usage identique des matériaux et produits qui ne sont pas considérés comme des déchets, est très réducteur et ne correspond pas à la réalité des pratiques actuelles. Pour éviter ce statut déchet, il faudra soit réemployer in situ en conservant l’usage identique, soit réemployer ex-situ pour un usage identique en justifiant le tri effectué sur site par une personne compétente. Le détournement d’usage, qu’il soit in-situ ou ex-situ, ne correspond à aucune des actions de prévention des déchets du BTP, au sens de la loi. Pourtant il figure parmi les pratiques actuelles des acteurs du “réemploi”, voire même l’action la plus mise en œuvre et la plus créative ? Ainsi, l’analyse et la compréhension des définitions des opérations de prévention et de gestion des déchets, montre que la législation française présente plus de possibilités de gestion des déchets (réutilisation, recyclage, valorisation) que de prévention (réemploi). Cela semble contradictoire avec la volonté de lutter contre le gaspillage et de soutenir le développement de l’économie circulaire exprimée par la récente loi Anti-gaspillage et économie circulaire (AGEC) du 10 février 20206.

Les professionnels de la construction privilégient l’utilisation du terme réemploi dans sa définition plus large donnée par l’ADEME. Cette définition permet plus de liberté d’usage des matériaux disponibles et plus d’opportunités de prévention des déchets que la définition légale qui est plus contraignante de par le statut de « déchet ». En effet, l’ouvrage collectif Déconstruction et réemploi, comment faire circuler les éléments de construction (Rotor, 2018), définit le réemploi comme « le fait de récupérer des éléments constructifs lors de travaux de transformation ou de démolition et de leur trouver de nouveaux usages dans d’autres projets » (Rotor, 2018). L’architecte marseillaise Valérie Décot, gérante de la SAS d’architecture D and Co, définit le réemploi comme étant l’utilisation à nouveau d’un matériau qui a déjà servi dans un autre bâtiment. Au cours de la démolition ou de la réhabilitation, les éléments sont déconstruits pour être utilisés à nouveau dans un nouveau projet. Il ne passe ni par la case déchet, ni par la case recyclage » (Décot, 2020). Jean Marc Huygen, architecte-ingénieur et maître de conférence, donne au réemploi la définition légale de la « réutilisation ». En effet, il le définit comme « acte par lequel on donne un nouvel usage à un objet qui a perdu l’emploi pour lequel il avait été conçu et fabriqué » (Huygen, 2008).

La coopérative d’architecture parisienne Bellastock, quant à elle, élargit encore la notion de réemploi pour englober à la fois sa définition « au sens strict » et « la notion de réutilisation» (REPAR 2, 2018). Cette définition rejoint celle de la directive cadre déchet européenne 2008 / 98 / CE7 et sa version modificative 2018 / 852 entrée en vigueur dans les pays de l’union européenne depuis le 5 juillet 2020, qui ne fait pas la distinction entre réemploi et réutilisation. En effet, cette directive crée un cadre pour la prévention et la gestion des déchets à travers le réemploi, le recyclage et la valorisation. Dans ce sens, le réemploi regroupe toute opération de prévention des déchets dans le sens du « détritus », de l’inutilisable. L’objectif est ainsi « en priorité de prévenir et de réduire la production et la nocivité des déchets, […] en favorisant le réemploi » (article 4 de la directive).

Les définitions suggérées par les professionnels rejoignent celle de la directive cadre européenne. Ainsi, je constate le besoin d’élargir la définition du réemploi en lien avec l’usage qui est fait, dans la pratique, des matériaux, produits et équipements, pour étendre l’activité de prévention des déchets. Cela permet de contrer la limitation du champ des possibles résultant du statut de déchet et de la définition du réemploi donnée par le législateur en France. Aujourd’hui, les professionnels évoquent le réemploi en tant que processus global qui considère les matériaux, équipements et produits comme des ressources et qui réfléchit aux opportunités de les préserver. Ainsi, ils prolongent la durée de vie des matériaux comme ressource et les intègrent dans des réflexions de transition écologique et d’économie circulaire.

II- Du réemploi au « réusage » : le champ des possibles

Du déchet à la ressource, ma recherche de doctorat est l’occasion d’étudier les possibilités offertes par les matériaux-ressources en termes de pratique opérationnelle comme déclencheurs de nouvelles méthodes et outils de conception architecturale. Dans ce cadre, il me paraît nécessaire de clarifier mes propos en proposant ma propre définition des actions de prévention des déchets et d’utilisation des ressources. Je propose d’introduire la notion de « R-usage » ou «Réusage» qui signifie pour moi toute opération permettant l’usage d’une ressource en matériau, produit ou équipement issus d’une opération de construction ou déconstruction sur place ou à l’échelle locale

Cette notion de « R-usage » se compose d’un R comme Réhabilitation, Réparation, Réemploi et Réutilisation et du terme « usage »8 et me permet de faire le lien entre la notion de ressource et celle de pratique. Elle ouvre par définition le champ des possibles sans être limitée par l’usage et la destination. Ainsi, je donne à la ressource le sens de l’objet, du processus et de la relation avec son contexte environnemental et matériel. Cette notion dépasse une réflexion limitée à l’aval du projet au stade de la déconstruction ou de la démolition du bâtiment. Elle intègre les ressources dans une recherche architecturale en amont. Ainsi, le projet architectural se base sur le bon sens du « Réusage », la prise de recul par rapport aux pratiques émergentes, et interroge la pérennité de nos processus de construction.

Le “Réusage” ne saurait se limiter à la valorisation des ressources ni à l’optimisation de la production. Il dépasse le réemploi en aval des matériaux issus de la déconstruction vers l’intégration des ressources tout en amont du projet et dès la phase conception. Il considère le bâtiment comme une ressource à part entière. Il s’agit ainsi de penser toutes les échelles et d’œuvrer pour transmettre aux usagers et aux générations futures, des ressources à usages possibles. Il invite, par sa définition, les acteurs du bâtiment au renouvellement des pratiques constructives et à l’adaptation de l’architecture aux exigences de son contexte environnemental. Elle répond au besoin des professionnels d’ouvrir et d’étendre les possibilités du « réemploi » à la fois au sens strict du terme, au sens de la notion de réutilisation et au sens de tout usage possible à l’échelle locale, à condition de préserver la possibilité d’un « ré-usage » ultérieur des matériaux, produits et équipements. De plus, elle intègre la réutilisation des ressources avec détournement d’usage pour les matériaux, produits et équipements qui ne sont pas des déchets: opération qui ne correspond à aucune des opérations de prévention des déchets citées dans l’article L541-1 du code de l’environnement.

Le « R-usage » est en fort lien avec l’usage possible des matériaux et produits à une échelle locale. En effet, tant qu’ils sont utilisables de nouveau pour n’importe quel usage permettant leur valorisation et leur transmission, ils sont considérés comme ressources et ainsi entrent dans les possibilités de « R-usage » ou  « Réusage ». Cette notion sous-entend une révision de la définition du déchet. Suivant notre réflexion qui cherche à étendre le périmètre du réemploi tel qu’il est défini aujourd’hui vers le « R-usage », nous considérons comme déchet tout matériau ou produit dont l’utilisation n’est plus possible.

Les pratiques architecturales et l’architecture en pratique sont amenées à muter et à être remodelées dans un contexte de croisement entre pratiques scientifiques, pédagogiques et opérationnelles. Elles sont aujourd’hui révélatrices de champs de coopération entre les acteurs pour produire ensemble  des savoirs  et des connaissances et les partager afin d’être appropriables par tous (Laurent, 2018). Ce constat m’amène à comparer ce qui est de l’ordre des enjeux théoriques et des concepts dictés par la loi avec ce qui est de l’ordre des pratiques sur le terrain et des possibilités opérationnelles. En effet, la notion de « Réusage » que j’introduis ici est un concept opératoire que j’expérimente par le biais de deux formes de recherche. Il s’agit à la fois de la recherche exploratoire à travers l’analyse des projets et démarche en cours sur le territoire français, et de la recherche expérimentale dans le cadre de ma thèse en Convention Industrielle de Formation par la Recherche (CIFRE) à l’agence d’architecture et d’urbanisme Bresson Schindlbeck Architectes Associées à Marseille.

Figure [1] : « Ré-usage » ou le champ des possibles

Source : production personnelle à ne pas reproduire, schéma explicatif du concept opératoire « Réusage », publié dans un poster dans le cadre des 6èmes rencontres doctorales nationales en architecture et paysage du 25 au 26 octobre 2021 à l’ENSA Paris Val-de-seine. Voir pré-actes : 6RDNAP2021_Pre__-actes.pdf (archi.fr)

Bibliographie : 

Eloi LAURENT,  L’impasse collaborative : pour une véritable économie de la coopération, Paris, Editions Les liens qui libèrent, 2018, 184 p.

Jean Marc HUYGEN,  La poubelle et l’architecte : vers le réemploi des matériaux, Arles,  Actes Sud, 2008, 183 p.

Julie BENOIT, BELLASTOCK, « REPAR 2 : Le réemploi passerelle entre architecture et industrie », Mars 2018, Paris,  [en ligne], URL : https://www.ademe.fr/repar-2-reemploi- passerelle-entre-architecture-industrie, consulté le 10 mai 2019.

Michaël GHYOOT, Lionel DEVLIEGER, Lionel BILLIET et André WARNIER (dir.), [ROTOR], Déconstruction et réemploi, comment faire circuler les éléments de construction?, Lausanne, Presses polytechniques et universitaires romandes, 2018.

Valérie DECOT, « L’architecte et l’économie circulaire », Passion Architecture, n°74, septembre 2020, Levallois-Perret, Editions PC, 2020, p.12.

A propos de l’autrice : 

Safa Ben Khedher est architecte DE-HMONP, doctorante CRH-LAVUE (ENSAPVS). Elle établit sa recherche dans le cadre d’une convention CIFRE en collaboration avec l’agence d’architecture, de design et d’urbanisme Bresson Schindlbeck Architectes depuis novembre 2020. Sa thèse est intitulée « Les déchets du BTP comme ressource vers une nouvelle pratique : une opportunité de projets entre transition écologique, faisabilité opérationnelle et pérennité du processus ». Rattachée à l’université Paris Nanterre (ED 395), elle est dirigée par Clara Sandrini (architecte DPLG, Dr. et HDR) et Mohamed Belmaaziz (architecte, enseignant chercheur). Sa recherche vise à considérer, par les outils d’une pratique architecturale en mutation, la prévention des déchets du BTP comme un processus global et non pas seulement comme un projet architectural.

Contact : archi-safa@outlook.com


Notes :

  1. La prévention est définie comme « toutes mesures prises avant qu’une substance, une matière ou un produit ne devienne un déchet ». Source : article L 541-1-1 du code de l’environnement. https://www.legifrance.gouv.fr/codes/article_lc/LEGIARTI000042176087/
  2. La gestion des déchets est définit comme « le tri à la source, la collecte, le transport, la valorisation, y compris le tri, et, l’élimination des déchets et, plus largement, toute activité participant de l’organisation de la prise en charge des déchets depuis leur production jusqu’à leur traitement final […] ». Source : ibid.
  3. Le déchet est « toute substance ou tout objet, ou plus généralement tout bien meuble, dont le détenteur se défait ou dont il a l’intention ou l’obligation de se défaire ». Source : ibid.
  4. Le réemploi est défini par l’article L 541-1-1 comme « toute opération par laquelle des substances, matières ou produits qui ne sont pas des déchets sont utilisés de nouveau pour un usage identique à celui pour lequel ils avaient été conçus ». Source : ibid.
  5. Il s’agit de « toute opération par laquelle des substances, matières ou produits qui sont devenus des déchets sont utilisés de nouveau ». Source : ibid
  6.  Loi n°2020-105 du 10 février 2020 qui porte sur 4 grandes orientations : gaspillage, mobilisation des industriels, information du citoyen et collecte des déchets. Voir : https://www.legifrance.gouv.fr/jorf/id/JORFTEXT000041553759/
  7. Source : https://www.legifrance.gouv.fr/jorf/id/JORFTEXT000019818802.
  8. Fait de se servir de quelque chose, d’appliquer un procédé, une technique, de faire agir un objet, une matière selon leur nature, leur fonction propre afin d’obtenir un effet qui permette de satisfaire un besoin. Source : « usage », CNRTL. https://www.cnrtl.fr/definition/usage.

Laisser un commentaire